Philippe THIEYRE I mai 1972



Quelque part entre le trou à nouveau béant des Halles et la vacuité de la Samaritaine enfin évidée, règne Parallèles, Mecque des païens audiophiles et des contestataires lettrés.


Le chemin de croix est immuable (à moins d'habiter au-dessus, Chez Max, qui n'est pas à proprement parler un coiffeur pour hommes): Ligne 1 sortie Place Sainte-Opportune. Vous traversez sans regarder la rue des Halles face à la Poste. Quelques dizaines de mètres vous amènent à croiser la rue des Déchargeurs, où vous jetez, par dessus votre épaule gauche, un coup d'oeil envieux mais craintif à la vitrine qui fait peur de Monster Melodies. Sur ces entrefaites, vous arrosez votre larynx d'un godet derrière la cravate du zinc du Bistro des halles. Titubourré, vous céderez sans doute à la tentation d'une cuisine Mobalpa ou d'un luminaire Duvivier. Mais si, malgré nos recommandations, vous avez eu l'ingénieuse d'idée de longer les numéros pairs, au nord, ne vous étonnez pas de devoir prendre votre élan pour un 110 m haies en sortie de tunnel. Athlétique, vous êtes déjà à l'angle de la rue des Bourdonnais. A la vue de l'enseigne de Gilda, votre oeil, gauche, toujours, devient humide.

Gilda ou Parallèles ? Sachant que vous irez de toute façon vous salir les mains aux deux endroits et que je n'écris pas un livre dont vous n'êtes pas non plus le héros, je vous propose d'achever sans moufter votre périple au 47, rue Saint-Honoré.

Vous voilà face à l'antre. En guise de Cerbère, deux vitrines encadrent le seuil. La première, à gauche, conçue bien avant l'invention de l'Ajax Vitres, arbore discrètement d'improbables coffrets aux tarifs obscurs. A droite, l'exposition des plus précieux ouvrages musicaux connus à ce jour ne laisse deviner qu'aux regards vicieux les inoubliables affiches du Fillmore suspendues, sur le mur en haut, à droite. Rempli d'une audace pourtant réservée aux habitués que vous croiserez bientôt, vous franchissez d'un pied malhabile dans la poussière le portique de sécurité. Le bruit-éponge craquelé du terre-plein gris compressé par votre foulée ne vous agace même pas, sombre maniaque.

Une fois rentré, il y a de grandes chances qu'un solo qui gratte vous happe les lobes sans prévenir. Votre regard boulimique dévore les couvertures des bibles accumulées sur la table centrale aux tréteaux d'un autre âge. Tremblant du métacarpe, vous feuilletez trop vite les Record Collector Dreams et prenez un air dédaigneux en épluchant les "223 meilleurs albums de prog que pourtant vous n'aimez pas" que vous dévorez.



 










Nourri de la genèse Koechlin (Philippe), lecteur assidu des digressions de Paringaux (Philippe), contemporain de l'éclectisme de Garnier (Philippe), loin des racontes de Manoeuvre (Philippe), biberonné au mécénat de Bone (Philippe), épaulé du coup de crayon d'Huart (Philippe), Philippe (Thieyre), symbole du collectionneur passionné, intègre, humble, je suppose, trône au milieu du bordel. Encastré dans le cm² qui lui sert de comptoir, mon fidèle libraire, précurseur du tri sélectif, palpe avec certitude les stalagmites de galettes d'occasion à ranger. L'élégance, mais sans les oripeaux.

Il aurait pu choisir, comme nombre de ses congénères, le doux confort de sa bicoque acarienne, écoutant, imperturbable, le ronronnement quotidien des découvertes désarmantes des mélomanes amateurs qui gobent, admiratifs, les soliloques suffisants d'audiophiles canoniques. Mais le problème est que ce brave homme est devenu, il y a bien longtemps, à un âge où la puberté était considérée comme une révolution technologique, amoureux transi du beau Cipollina. Ce poignant éphèbe aux doigts andalous, dont les déhanchements de crinière inspireront la bible que l'on n'osait espérer: "le Rock psychédélique américain 1966-1973".

Les salopes les plus tenaces pourront légitimement vomir leurs torrents de critiques, regrettant la sécheresse de la narration, la fanzinerie de la mise en page, l'absence revendiquée de toute tentative de critique (empêchant ainsi toute prise), un goût prononcé pour l'exactitude des faits exempté de toute allégorie susceptible de sexuer, un poil, ces propos de bonze chartreux. C'est pourtant grâce à la frustration que provoque cette lecture immédiate, linéaire ou diagonale, que tout devient possible. Une simple périphrase, un seul adjectif, vous envoient dans les plus lointaines projections, les fantasmes les plus perturbants, vers la plus utopique des quêtes. 

Originellement pensé comme un guide à l'attention des franchouillards monolingues, son oeuvre devient rapidement l'annuaire mythique d'un monde oublié (avant que le revival garage n'intervienne, début 2000's) dans lequel tu n'as que peu de repères (dans l'ordre: Hendrix, Janis, Santana, le Velvet, les Stooges, l'Airplane, le Dead et Zappa sur plusieurs centaines d'entrées). Te voilà donc prêt, tes Pages Jaunes de la défonce à la main, pour découvrir tout seul les perles qui se cachent dans cet océan, avouons-le, parfois décevant.

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