Pigalle était très susceptible aussi. Il profita donc d'une administration décevante pour tromper la vigilance de tous, en particulier celle de ses géniteurs alcooliques. Egaré, l'épais jeune homme au physique brouillon, à mi-chemin entre Thierry Le Luron et Nicolas Demorand, partit retrouver ses sources au pied de la Butte.
Celui d'entre vous qui n'a pas foulé de ses pieds transis l'asphalte de la rue de Douai/Massé, un samedi d'automne, dans le seul but de reluquer les jambons séculaires de caisses demi-creuses à moitié pleines, a-t-il seulement vécu ?
Au commencement, Pigalle fut saisi d'une réelle exaltation juvénile. C'est qu'il avait planifié sa visite comme une farouche genouillère en partance pour Saint-Jacques de Compostelle par la Chine, le garçon boucher. Méfiant, il embrassait l'intuition que son intime fondement connaissait ses derniers instants de répit. Il était encore trop tôt pour compter sur la dynastie Thomann.
Un ami vosgien avait bien tenté de décourager Pigalle. Il avait osé céder, il y a longtemps, à la tentation du joaillier électronique. Une vitrine proprette, un caissier non tatoué, un rack disponible pour les débutants. Sa lymphe ne fit qu'un tour. Le manuel du geektariste à la main, mon gobeur de munster bredouilla: "je suis à la recherche d'une fuzz chaleureuse mais pas trop grasse" (enfin tu vois, quoi). Son interlocuteur le guida vers le banc d'essai. 12 pédales sorties de chez Toysrus reposaient, au sol, offertes. Après 15 longues minutes de combat avec la connectique, le caissier lui recommanda d'arrêter de jouer et brancha le tout en 20 secondes. Humilié, le vosgien gratouilla 2 cordes à vides, pas fort, espérant qu'un client, le Messie, vienne couvrir ses borborygmes. Personne, bien sûr. En même temps, il est 15 h. Le silence qui suivit ne fut qu'interrompu par sa gêne, qu'un "merci, je vais réfléchir" ne fit qu'empirer. Tant pis, "2 pintes, s'il vous plait".
Malgré cette sommation, Pigalle osa l'impensable et poussa la porte freinée par le paillasson sans âge d'une échoppe clandestine. Ce n'est pas tant la graisse séchée érodant les innombrables stickers Courant Alternatif/Courant Continu qui l'intriguèrent. Il se souvient surtout de l'odeur. De ces effluves sorties tout droit du Vestiaire de l'Enfer. Le larynx serré, les sinus touchés, Pigalle rampa tant bien que mal jusqu'à la barbe du tavernier, au son des plus grands auteurs de black metal. D'un naturel hostile, le caissier viking, visiblement dépassé par la clientèle imaginaire, attaqua direct à la gorge: "Bon, tu veux essayer quoi ? Tiens, branches-toi là...". Pigalle avait prévu le coup. Maîtrisant ses premiers signes parkinsoniens, il retira du fond de sa poche de jean qui colle un médiator Dunlop, granulé, pas trop souple. Odin mit sous tension le mur de Marshall occupant les deux tiers de la boutique, régla le préampli, activa de ses tiags trop grandes les pédales trop neuves et tendit du bout de sa main d'égorgeur une Les Paul de 8 tonnes. Pigalle, d'une confiance voisine à celle d'un tokyoïte attendant son thé Mariage Frères en terrasse de l'Ile Saint-Louis en l'Ile Saint-Louis, se posa sur un bout de tabouret. La douce mélopée de tapping s'arrêta. Accoudé au comptoir, Thorgal attendit que Pigalle s'exécute: "Bah t'attends quoi ? Vas-y, crache nous du lourd". Alors que Pigalle n'écoutait que du Terry Riley en ce moment... Quand, comme dans un rêve sans chute, la porte sonna. Le viking se dérida tout à coup. "Tu vas, Paulo ?" s'autorisa le fier hidalgo à peine rentré. "La frite, Silvio ?". Pigalle ne se souvient que de sa crinière noire, lisse, tombant sur ses épaules voûtées. Partageant le même mètre carré, le coiffeur à triple manche s'accorda à l'aveugle en causant de sa queuterie de la nuit avec le patron. A l'aise, le Pigalle. Encore médusé de l'arrivée soudaine du chevelu, Pigalle ne parvenait plus à porter la caisse semi-pleine. Profitant de l'enthousiasme démesuré du viking à l'endroit du méchu transalpin, Pigalle osa l'impensable. Il posa contre le mur d'amplis la Les Paul, inconscient du drame à venir.
Un orage de larsen cisailla les cages à miel de nos deux fiers hirsutes. "C'est pas fini ce bordel, Magnus? T'as encore chié le bypass de ton grille-pain ou bien ?", lança, ahuri, le recalé de l'IUFM qui venait de s'introduire opportunément dans cette antichambre de l'Académie française. D'un geste sûr, Otton II étouffa de son doigt corné le tsunami déclenché par Pigalle. Comme une sensation de reproche dans son regard de charolaise. "Bien le bonjour, J.J. James. C'est rien, c'est le puceau qu'a cru bon l'ouvrir", note Olaf. "Si t'es venu niquer mon matos, continue comme ça, bonhomme", jugea-t-il crucial de préciser. Pigalle s'excusa, suffisamment mollement pour qu'on interprète ce dernier souffle de vie comme une ultime provocation. Mais non. Le viking ne s'appelle pas Zed. Pigalle ne sera pas Marcellus. J.J.James, pas insensible à l'épiderme pré-pubère de Pigalle, joua le médiateur: "Passe moi ça, petit. Et apprends. Silvio, prends ton dictionnaire d'accords et écoute", susurra-t-il humblement.
Pas plus fier qu'un chicanos quittant Tijuana, Pigalle, les mains trempées, rampa lentement jusqu'au seuil, échappant malgré lui à ce savant mélange de virtuosité stérile et d'aisance linguistique qu'on ne rencontre guère plus que sur les aires de repos de l'autoroute du Soleil.
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