Voilà
tellement d'années que tu sillonnes le XIIème. C'est devenu un rite. Les
premières fois, tu étais si petit que tu ne t'en souviens pas vraiment.
Tu
te rappelles seulement que tu ne t'attardais pas dans ses longues voies grises
sans virage, comme pour éviter qu'un badaud désespéré te supplie de lui
indiquer une bouche de métro, si possible dans le même hémisphère. Ton objectif
était clair, ta trajectoire de préférence rectiligne. Le chemin de l'école
devait être mécanique, sans heurt. Le changement de trottoir n'était jamais
fortuit. Le minutage millimétré de ton parcours empêchait tout accident car tout était
calculé pour nier l'imprévisible. Et quand l'imminence fantasmée d'une
perturbation se profilait, ton sens de l'anticipation progressivement acquis te
garantissait d'y échapper, de toute façon. Tu ne pensais à rien, pour mieux laisser le
vide t'endurcir.
Peu
à peu, tu t'appropriais sans le savoir cet espace désincarné, éprouvant à
chaque pas la sensation de vertige de l'apatride, celui dont les marathons
ralentis perforent les semelles, un peu comme dans le XVème. L'indifférence
francilienne devenait le cocon sans chaleur de tes déplacements, te vidait sans
douleur de l'intérieur. Tu persévérais à fouler ces mêmes lieux, rasant le
caniveau dont seul le nettoyage ruisselant de la bouche de lavage semblait te
passionner. Les agents des services de la propreté étaient tes idoles, détenteurs
du sésame de tes rêves insensibles. Ton somnambulisme éveillé rendait cette mécanique
éternelle, amnésique. Rien ne saurait plus jamais te réveiller, toi le marcheur
anesthésié. Pas plus l'ouverture de la petite ceinture que les travaux du
Tramway, lui-même très calme.
Ton
néant s'est construit sur la routine perpétuelle de ta cadence piétonne.
Tu ne pouvais donc pas remarquer que sur le trottoir d'en
face, le local d'écrans géants HD, rempli de businessmen
peu busy, diffusait en boucle des rushes d'Ushuaïa. Il
eut été également impensable, après que tu eus traversé le
carrefour en diagonale, au moment précis où le feu orange devient mûr, de te
voir deviser des derniers modèles de beach cruiser avec le
patron du magasin de bike-tuning. Quelques numéros plus tôt, le
ralentissement de ton pas, face au siège vandalisé du Centre d'exportation du
livre français, témoignait d'une curiosité insoupçonnée pour un légume de ton
espèce. Ne nie pas: la vue de cette porte couleur IKB tressée de chevrons anti-effraction
ne t'as pas rassuré. Tu imaginais déjà l'inquiétude sourde des
salariés sacrifiés, la nuque pliée, les yeux rivés sur le
crochet de levage de la poutre centrale surplombant la cour
intérieure exiguë. Et tout autour, ces vitres éclatées, ces huis emmurés,
stigmates argentiens des aides d'Etat dont la suprématie du droit anti-trust a
sonné le glas. A moins que ce soit une simple liquidation judiciaire qui arrêta
net ton cauchemar. Depuis, tu rêves d'un mécène bizotien qui
saurait ériger en ce lieu maudit un squat sans acarien, occupé par un
collectif de sculpteurs cinéphiles accros au germanium, alors même que le délai
de recours contre le permis de démolir a expiré début 2015.
Ta léthargie verticale semblait
immuable. Mais malgré ces indices qui jalonnèrent le hasard contrôlé de tes
foulées, devant la façade de cette maison au ravalement négligé que tu
longes chaque jour, tout s'est arrêté.
C'est
en passant une énième fois devant elle que l'impensable s'est produit.
Sans même te prévenir, tes mains se saisissent de tes oreilles, comme aimantées. La violence du contact t'étourdis. Et tu vois, dans un instant d'angoisse, ton casque audio ricocher sur le sol encore souillé de la soirée de la veille.
Pétrifié, tu ne réponds pas à cette vieille handicapée qui te caresse l'épaule, extrême onction destinée à abréger tes souffrances. Et là, démuni de ta protection auditive qui préservait la quiétude transparente de ton existence effacée, tu deviens l'enfant-bulle ressuscité.
Face à ce pavillon décrépi, ta creuse indifférence devint obsolète car maintenant, tu dois savoir, au moins autant qu'avant tu ignorais. Scruter le moindre signe de cette cabane de pierre. Sur la face nord, tu découvres le cadavre effacé d'un tag utopiste, flashback 80's d'un message libertaire mal digéré dont le nettoyage récurrent te touche, cette fois-ci. Sur ce pan immaculé que le lierre ne parvient à atteindre, une lucarne centrale sous le toit te domine, nabot. Vexé, tu songes un instant à attaquer l'ascension de la descente de gouttière, mais te ravises pour approfondir le seuil. Alors que tes jambes ne répondent plus, ton regard se perd dans la course touffue du lierre, force végétale dégueulant des deux fenêtres d'angle du 1er étage. Ton amour exclusif du trottoir n'est plus, toi qui, squattant maintenant la chaussée, vois dans ce haricot magique un passage vers l'infra-monde. Une double porte de métal noir t'attend, pour l'instant épargnée par le monstro-plante qui fond sur elle. Derrière, tu devines une cour pavée qui sent fort la mousse, mastic naturel de la verrière que les immeubles voisins préservent à l'ombre. A la vue du mur de droite, tu suffoques, tu blêmis, devant l'assemblage de boîtiers CD, oeuvre d'art pré-pubère.
Sans même te prévenir, tes mains se saisissent de tes oreilles, comme aimantées. La violence du contact t'étourdis. Et tu vois, dans un instant d'angoisse, ton casque audio ricocher sur le sol encore souillé de la soirée de la veille.
Pétrifié, tu ne réponds pas à cette vieille handicapée qui te caresse l'épaule, extrême onction destinée à abréger tes souffrances. Et là, démuni de ta protection auditive qui préservait la quiétude transparente de ton existence effacée, tu deviens l'enfant-bulle ressuscité.
Face à ce pavillon décrépi, ta creuse indifférence devint obsolète car maintenant, tu dois savoir, au moins autant qu'avant tu ignorais. Scruter le moindre signe de cette cabane de pierre. Sur la face nord, tu découvres le cadavre effacé d'un tag utopiste, flashback 80's d'un message libertaire mal digéré dont le nettoyage récurrent te touche, cette fois-ci. Sur ce pan immaculé que le lierre ne parvient à atteindre, une lucarne centrale sous le toit te domine, nabot. Vexé, tu songes un instant à attaquer l'ascension de la descente de gouttière, mais te ravises pour approfondir le seuil. Alors que tes jambes ne répondent plus, ton regard se perd dans la course touffue du lierre, force végétale dégueulant des deux fenêtres d'angle du 1er étage. Ton amour exclusif du trottoir n'est plus, toi qui, squattant maintenant la chaussée, vois dans ce haricot magique un passage vers l'infra-monde. Une double porte de métal noir t'attend, pour l'instant épargnée par le monstro-plante qui fond sur elle. Derrière, tu devines une cour pavée qui sent fort la mousse, mastic naturel de la verrière que les immeubles voisins préservent à l'ombre. A la vue du mur de droite, tu suffoques, tu blêmis, devant l'assemblage de boîtiers CD, oeuvre d'art pré-pubère.
A gauche de la porte, une sonnette vintage dont tu imagines le
carillon enchanteur te toise. Sous elle, une plaque d'époxy gravée indique:
"SON-RE". Un poil déçu du calembour de ce hiéroglyphe
oulipien, tu recules à nouveau pour reluquer dedans, à travers les barreaux des
deux fenêtres sur rue. Et si cette improbable bicoque était l'atelier interdit
d'un artiste au talent maudit ? Telle un Nu descendant
un escalier, une cascade de collages hésitants inonde les parois.
Autour de la table, tu devines une ombre, une silhouette étonnement vivace. Un tablier Manufrance au plumeau ATP se débat pour dépoussiérer le crépi sculpté.
Vainquant cette curiosité soudaine, tu cesses d'admirer le passage de ballet pour
hésiter à nouveau devant la porte, piétinant comme un banal incontinent. Ton
impatience a masqué le détail essentiel. Toi qui depuis trop de paragraphes
cherche vainement l'identité du propriétaire, découvre sur la sonnette la révélation:
Pierre HENRY. Instinctivement, la prénonymie t'inspire le dégoût. Toi qui a
toujours cherché tes idoles dans les pseudonymes les plus improbables, la
banalité du sobriquet te heurte. Mais en même temps, tu espères en secret
l'exhumation d'un génie capital, toi le baron dont le manque d'audace t'empêche
de devenir mécène. Car c'est bien dans cet antre acarien que réside l'oeuvre infinie
du grand chaman sonore, le Dieu du culte, messie de l'Inaudible. Cette oeuvre
que tu es bien incapable de comprendre, toi qui mollement vautré dans l'élitisme
stérile, sombre à chaque occasion dans les abysses confortables du mélomane lambda auquel
l'essentiel échappera toujours.
Car alors même que tu sais désormais que cette Mecque renferme les archives de tous les sons, tous ceux que tu n'as pas voulu entendre et qui te manqueront donc à jamais, ton seul souhait est de croiser la nuque de ton héros, avec une énième guimauve synthédélique australienne en fond sonore.
Pierre Henry's House of Sounds, Geir Egil Bergjord, Gilka, 2011.
Car alors même que tu sais désormais que cette Mecque renferme les archives de tous les sons, tous ceux que tu n'as pas voulu entendre et qui te manqueront donc à jamais, ton seul souhait est de croiser la nuque de ton héros, avec une énième guimauve synthédélique australienne en fond sonore.
Pierre Henry's House of Sounds, Geir Egil Bergjord, Gilka, 2011.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire