Le voisin de Pierre HENRY



Voilà tellement d'années que tu sillonnes le XIIème. C'est devenu un rite. Les premières fois, tu étais si petit que tu ne t'en souviens pas vraiment.

Tu te rappelles seulement que tu ne t'attardais pas dans ses longues voies grises sans virage, comme pour éviter qu'un badaud désespéré te supplie de lui indiquer une bouche de métro, si possible dans le même hémisphère. Ton objectif était clair, ta trajectoire de préférence rectiligne. Le chemin de l'école devait être mécanique, sans heurt. Le changement de trottoir n'était jamais fortuit. Le minutage millimétré de ton parcours empêchait tout accident car tout était calculé pour nier l'imprévisible. Et quand l'imminence fantasmée d'une perturbation se profilait, ton sens de l'anticipation progressivement acquis te garantissait d'y échapper, de toute façon. Tu ne pensais à rien, pour mieux laisser le vide t'endurcir.

Peu à peu, tu t'appropriais sans le savoir cet espace désincarné, éprouvant à chaque pas la sensation de vertige de l'apatride, celui dont les marathons ralentis perforent les semelles, un peu comme dans le XVème. L'indifférence francilienne devenait le cocon sans chaleur de tes déplacements, te vidait sans douleur de l'intérieur. Tu persévérais à fouler ces mêmes lieux, rasant le caniveau dont seul le nettoyage ruisselant de la bouche de lavage semblait te passionner. Les agents des services de la propreté étaient tes idoles, détenteurs du sésame de tes rêves insensibles. Ton somnambulisme éveillé rendait cette mécanique éternelle, amnésique. Rien ne saurait plus jamais te réveiller, toi le marcheur anesthésié. Pas plus l'ouverture de la petite ceinture que les travaux du Tramway, lui-même très calme.

 
Ton néant s'est construit sur la routine perpétuelle de ta cadence piétonne. Tu ne pouvais donc pas remarquer que sur le trottoir d'en face, le local d'écrans géants HD, rempli de businessmen peu busy, diffusait en boucle des rushes d'Ushuaïa. Il eut été également impensable, après que tu eus traversé le carrefour en diagonale, au moment précis où le feu orange devient mûr, de te voir deviser des derniers modèles de beach cruiser avec le patron du magasin de bike-tuning. Quelques numéros plus tôt, le ralentissement de ton pas, face au siège vandalisé du Centre d'exportation du livre français, témoignait d'une curiosité insoupçonnée pour un légume de ton espèce. Ne nie pas: la vue de cette porte couleur IKB tressée de chevrons anti-effraction ne t'as pas rassuré. Tu imaginais déjà l'inquiétude sourde des salariés sacrifiés, la nuque pliée, les yeux rivés sur le crochet de levage de la poutre centrale surplombant la cour intérieure exiguë. Et tout autour, ces vitres éclatées, ces huis emmurés, stigmates argentiens des aides d'Etat dont la suprématie du droit anti-trust a sonné le glas. A moins que ce soit une simple liquidation judiciaire qui arrêta net ton cauchemar. Depuis, tu rêves d'un mécène bizotien qui saurait ériger en ce lieu maudit un squat sans acarien, occupé par un collectif de sculpteurs cinéphiles accros au germanium, alors même que le délai de recours contre le permis de démolir a expiré début 2015.

Ta léthargie verticale semblait immuable. Mais malgré ces indices qui jalonnèrent le hasard contrôlé de tes foulées, devant la façade de cette maison au ravalement négligé que tu longes chaque jour, tout s'est arrêté.
 
C'est en passant une énième fois devant elle que l'impensable s'est produit.
 
Sans même te prévenir, tes mains se saisissent de tes oreilles, comme aimantées. La violence du contact t'étourdis. Et tu vois, dans un instant d'angoisse, ton casque audio ricocher sur le sol encore souillé de la soirée de la veille.
Pétrifié, tu ne réponds pas à cette vieille handicapée qui te caresse l'épaule, extrême onction destinée à abréger tes souffrances. Et là, démuni de ta protection auditive qui préservait la quiétude transparente de ton existence effacée, tu deviens l'enfant-bulle ressuscité.
Face à ce pavillon décrépi, ta creuse indifférence devint obsolète car maintenant, tu dois savoir, au moins autant qu'avant tu ignorais. Scruter le moindre signe de cette cabane de pierre. Sur la face nord, tu découvres le cadavre effacé d'un tag utopiste, flashback 80's d'un message libertaire mal digéré dont le nettoyage récurrent te touche, cette fois-ci. Sur ce pan immaculé que le lierre ne parvient à atteindre, une lucarne centrale sous le toit te domine, nabot. Vexé, tu songes un instant à attaquer l'ascension de la descente de gouttière, mais te ravises pour approfondir le seuil. Alors que tes jambes ne répondent plus, ton regard se perd dans la course touffue du lierre, force végétale dégueulant des deux fenêtres d'angle du 1er étage. Ton amour exclusif du trottoir n'est plus, toi qui, squattant maintenant la chaussée, vois dans ce haricot magique un passage vers l'infra-monde. Une double porte de métal noir t'attend, pour l'instant épargnée par le monstro-plante qui fond sur elle. Derrière, tu devines une cour pavée qui sent fort la mousse, mastic naturel de la verrière que les immeubles voisins préservent à l'ombre. A la vue du mur de droite, tu suffoques, tu blêmis, devant l'assemblage de boîtiers CD, oeuvre d'art pré-pubère.

A gauche de la porte, une sonnette vintage dont tu imagines le carillon enchanteur te toise. Sous elle, une plaque d'époxy gravée indique: "SON-RE". Un poil déçu du calembour de ce hiéroglyphe oulipien, tu recules à nouveau pour reluquer dedans, à travers les barreaux des deux fenêtres sur rue. Et si cette improbable bicoque était l'atelier interdit d'un artiste au talent maudit ?  Telle un Nu descendant un escalier, une cascade de collages hésitants inonde les parois. Autour de la table, tu devines une ombre, une silhouette étonnement vivace. Un tablier Manufrance au plumeau ATP se débat pour dépoussiérer le crépi sculpté.

Vainquant cette curiosité soudaine, tu cesses d'admirer le passage de ballet pour hésiter à nouveau devant la porte, piétinant comme un banal incontinent. Ton impatience a masqué le détail essentiel. Toi qui depuis trop de paragraphes cherche vainement l'identité du propriétaire, découvre sur la sonnette la révélation: Pierre HENRY. Instinctivement, la prénonymie t'inspire le dégoût. Toi qui a toujours cherché tes idoles dans les pseudonymes les plus improbables, la banalité du sobriquet te heurte. Mais en même temps, tu espères en secret l'exhumation d'un génie capital, toi le baron dont le manque d'audace t'empêche de devenir mécène. Car c'est bien dans cet antre acarien que réside l'oeuvre infinie du grand chaman sonore, le Dieu du culte, messie de l'Inaudible. Cette oeuvre que tu es bien incapable de comprendre, toi qui mollement vautré dans l'élitisme stérile, sombre à chaque occasion dans les abysses confortables du mélomane lambda auquel l'essentiel échappera toujours.

Car alors même que tu sais désormais que cette Mecque renferme les archives de tous les sons, tous ceux que tu n'as pas voulu entendre et qui te manqueront donc à jamais, ton seul souhait est de croiser la nuque de ton héros, avec une énième guimauve synthédélique australienne en fond sonore.

Pierre Henry's House of Sounds, Geir Egil Bergjord, Gilka, 2011.

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