Isaac HAYES l HOT BUTTERED SOUL l Eté 1969


Bien que son arrivée à la maison de retraite de Memphis lui ait mis la puce à l'oreille, Dionne se croyait immortelle.

Elle avait côtoyé les plus grands, fait rêver les plus nombreux. Pourtant, elle ne s'apitoyait pas sur sa gloire perdue, préférant oeuvrer pour des causes justes. C'est alors que son homme de compagnie, un masseur gréco-romain à la réputation sulfureuse, lui amena un matin une mystérieuse missive. Une enveloppe d'un rouge profond. Fiévreuse, Dionne dégrafa le pli de ses incisives légendaires. Elle reconnu immédiatement l'écriture. Son éternel amant, l'Hercule du groove, Isaac le Terrible. Direct, comme à son habitude. Limite crade. Il lui parle du passé, de son ex-époux Burt en des termes peu élogieux. Avant même de poursuivre, elle replonge dans ses premiers émois, se souvenant de ses frissons jusqu'alors inavouables.


Burt ou les limites du bon goût
Burt était déjà considérablement fortuné à la fin des années 60. Il avait écrit pour tout le monde. C'était un bosseur forcené, passionné par les chanteuses, moi qui le croyais gay. Malgré ses manières, Burt était perpétuellement entouré de femmes, parfois vilaines, rarement malines. Son alibi de compositeur était en or massif, mais ma prudence m'imposait de le rappeler à l'ordre régulièrement. Il possédait une villa coquette dans laquelle nous organisions des sauteries que nous jalousaient ces requins d'Hollywood.

Walk On by
Je me souviens très bien de celle de l'été 69.

Je devisais pudiquement avec ma cousine Whitney, quand des sifflets admiratifs retinrent mon attention. Une vague de murmures parvint jusqu'à nous malgré le groove impeccable des Bar-Kays en fond. Les gens parlaient de l'arrivée de Moïse, un prophète humide indifférent à l'impénétrabilité. Vêtu comme un vendeur de chez Castorama rayon bling-bling, un colosse aux lunettes d'Oscar Goldman s'introduisit avec assurance dans le jardinet. Isaac, entend-on. L'orchestre animé par Booker T. semble lui aussi perturbé par l'arrivée du géant d'ébène, accompagné de ses onze cousines, stagiaires chez Lejaby.


 

Un fauve qui aimait arborer les chaînes qu'il avait brisé. D'une voix à rendre frigide Lahaie, Isaac passe de groupe en groupe, fouillant sans relâche celui dans lequel sa future proie cèdera. En haut du colimaçon, Burt jette un oeil méfiant au comportement de bronze de ce bonze qui a l'audace de s'incruster chez lui de la sorte. Pour faire bonne figure, Burt le salue, et, comme il le fait à chaque fois qu'il rencontre un concurrent de taille, lui propose d'investir chez Ultra-Brite, l'un des futurs grands de demain, si jamais l'industrie de disque venait à péricliter. C'est à ce moment où Burt me présente: "M. Hayes, mon épouse Dionne... Didi, je te présente Isaac. Il vient d'enregistrer une reprise de Walk On By. Mais sans toi, l'inconscient... C'est pas avec ça qu'on va agrandir la piscine...". J'aurais dû deviner dans le rire disproportionné de Burt, la gêne qu'il éprouvait déjà, anticipant l'irrépressible désir qu'y m'irradiait. En un instant, les bras tentaculaires m'enchaînèrent pour une danse fougueuse que je n'oublierai jamais. Inlassablement, il me conta ses exploits d'organistes, la transe que lui procure la musique, son admiration pour le travail de Burt, et non pour son brushing, ses ambitions folles de le remplacer. J'étais comme possédée par son étreinte, incapable de me soustraire à ses pas, de détourner le regard de son torse infini. Transie, le batteur me délivra sans prévenir de son emprise, comme s'il accompagnait le pouls accéléré de mon Burt, choqué.
Hyperbolicsyllabicsesquedalymistic
 
Visiblement touché par ce premier contact, Burt ne pensait plus qu'à ça. Il planchait jour et nuit sur les partitions d'orchestre d'Isaac pour y trouver la moindre anomalie harmonique, quitte à piéger les portées. Obsédé jusqu'à me négliger. Il n'en n'était pas fier, ça non.

Ecoeurée, et surtout incapable d'oublier mon accolade humide, je profitais égoïstement de la jalousie morbide de Burt pour rejoindre secrètement mon promis. Isaac me donna rendez-vous à son bureau. Sans doute aurais-je dû me méfier. Je suis reçue par Al, visiblement très heureux de me rencontrer. Je m'emballe déjà, imaginant le portrait qu'Isaac fit de moi à ses collègues. Il me précède dans un long corridor, étroit mais chaleureux, rempli de clichés d'Isaac. Derrière la porte capitonnée, je tremble à l'écoute des basses de mon héros. Excitée, incapable d'attendre, je pénètre de mon félin doigté son antichambre et le découvre, affairé, sirotant avec gourmandise un Hot Buttered Rum.


Pour la première fois, je vois ses yeux, ce regard tombant, attendrissant, à milles lieues de la puissance qu'il dégage. Dans l'antre du fauve, tout devient flou. Mon corps tout entier fond au contact de son âme chaudement beurrée. Liquéfiée, je me retrouve contre le piano, acculée par mon maître, indifférent aux regards complices des Bar-Kays toujours présents. Mes lèvres s'évaporent, mes doigts inexorablement attirés par ses phalanges si mates, ces poignets si slaves que mon bassin chavire. Comme si tout Stax m'était passé dessus. Je succombe, nourrissant l'espoir que l'accordeur du piano d'Isaac sera compréhensif.
One Woman

Prise au piège de mon incandescence, je ne pouvais oublier cette nuit. Le slip en feu, je scrutais le moindre signe de sa part. Je ne pouvais me raisonner. Je le voyais partout, mesurais le temps perdu aux côtés du sinistre Burt. N'en pouvant plus, je décida l'impensable, pénétrer chez Stax à l'improviste pour jeter à jamais ma robe sur son pupitre d'ébène. C'est en faisant crisser le sésame de l'avenue McLemore que le scandale arriva. Comme avec moi la veille, Chef enroulait de ses bras suaves la huitième choriste de la semaine. Al paraissait peu embarrassé, au point de me conter les exploits nuptiaux de mon bref amant dans le Staxodrome.


By The Time I Go To Phoenix

Depuis cette pitoyable entrevue, Dionne n'avait plus eu de nouvelles d'Isaac. Un pourri de cette trempe allait être rapide à oublier, surtout au regard de la suite de sa carrière. Dionne reprit sa lecture.

Je devais partir, Dionne, me libérer une seconde fois de mes chaînes. Il est maintenant trop tard pour regretter, nous sommes trop vieux pour pleurer. J'aurais pu t'offrir le monde, ton poids en lingots, le tuning de tes rêves. Je te croyais adepte de l'union libre, consciente que l'amour est schizophrène, qu'il rend fou. Que la passion s'éteint irrémédiablement. Que son couperet tombe aussi sûrement que ton corps me manque. J'ai sous-estimé Burt. Son influence. Tu as cru bon te réfugier chez mes clones. Mais Barry était too fat et les Isley trop nombreux. Mais jamais je n'oublierai nos langues, darling, ta fougue, horny.

7 commentaires:

  1. Funk, funk, FUNK… année 69 !!!!! Forcément bon !

    RépondreSupprimer
  2. Acute Schizophrenia Paranoid Blues pensa Uncle Ray en lisant ce chapitre de Memphis Babylone.
    Kenneth Angry sait écrire pour sûr.
    Merde, fait froid à Highgate en mars, le beurre a figé ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de ce conseil littéraire, qui, comble de la magie, vient d'être traduit, homme du 20ème siècle.

      Supprimer
  3. Quelle jouissive dégoulinade!

    RépondreSupprimer
  4. Chef-d'oeuvre. J'ai failli ajouter "absolu" mais il faut bien en garder un peu pour ...To be Continued, mon petit favori du grand Isaac.

    RépondreSupprimer
  5. J'écoute beaucoup ce disque en ce moment ! Coincidence ?

    RépondreSupprimer
  6. "Saule" men qui les fait toutes pleurer ?

    RépondreSupprimer