ECOUTE CE SON ! Règles de survie en milieu audio-contaminé

Todd RUNDGREN, en pleine préparation 
de son Acouphène World Tour

Il y a quelque temps, le défunt Skeud (embryon du dilaté Poppers Mag) vous a expliqué comment se procurer de la musique en toute sérénité. Pour le même prix, il aurait pu vous dire quoi en faire, de ce son. Où ? Quand ? Avec qui? Lequel ? Pourquoi ? Devant cette lacune inexcusable, audiolemok s'est auto-saisi de la question pour tester toutes les méthodes de perception du son à travers les espaces. Tant pis pour lui, et qui sait, pour vous aussi.

Chacun de nous s'est en effet retrouvé au moins une fois face à son installation audiophobe, criblé de doutes, incapable de savoir quoi lui introduire. Encadrons donc plus précisément le rapport à l'écoute, très dépendant du biotope.

Une première approche consiste à rapprocher de chaque lieu un son. Une rapide consultation des archives de Raconte&Folk (cf. le hors-série consacré aux "12 000 Disques à écouter quelque part") permet d'esquisser quelques jalons. On y apprend ainsi qu' Aéroports de Paris envisage de programmer l'intégrale des Bar-Kays dans les salles d'embarquement; qu'un bon Sodebo ne peut réellement s'apprécier qu'en écoutant les Mamas et les Papas; que si vous êtes amateur de ball-trap, entraînez-vous avec Chicago Transit Authority (Myth 5); que la compil' du Vieux Campeur vient de sortir, avec pleins de boogies de Canned Heat dedans et qu'enfin, si votre commune ne dispose pas d'installation aquaphile digne de ce nom, il convient de vous munir d'un équipement en oreillettes intra-auriculaires étanches pour perfectionner votre dos crawlé dans la piscine municipale la plus sale, au son des Pipes of Pan at Joujouka.

Si cette technique a le mérite de répondre rapidement à vos premières hésitations, elle trouve ses limites chez les sédentaires.


HOME RULE, LES GERMES DE LA MEPRISE

All Is Loneliness, l'ego-trique

Steve McQUEEN, écoutant le dernier album de Jackie Stewart,  
Live at Magny-Cours

Il va de soi que si vous avez l'opportunité de disposer d'un toit, d'un plancher et d'un revenu net imposable, vous opterez dans les meilleurs délais pour une installation haute, moyenne ou basse fidélité, l'une n'excluant pas les autres, et réciproquement. Le progrès technique, allié à la culture de la raconte, permet en effet de jongler entre tous les supports audiodisponibles, et même bien plus encore. L'audiophile doit être considéré comme un chaman ultra-lucide, le seul capable de déterminer l'impact de la densité de la façade de l'immeuble d'en face sur la tenue des basses. Cet être ultra-sensible que vous deviendrez peut-être un jour, mais guère plus longtemps, aveuglé par sa quête d'idéal, sait TOUJOURS ce qu'il faut écouter et en quelle circonstance. Tant mieux pour lui.

Vous vous retrouvez donc seul, dans le tiède fourreau de votre foyer, face à votre discothèque de collégien. L'ambition est claire. Le moment, sacré. Si vous avez la chance d'être passionné, vous êtes forcément fanatique. L'instinct vous commandera donc, à la moindre occasion, d'admirer durant des heures les révélations coltraniennes. Si les plus timides d'entre vous se pelotonneront dans ses exploits en studio (Olé !, Coltrane, My Favorite Things, Africa Brass) et les plus nerveux dans ses marathons post-65 (Transition, Ascension), les esthètes qui se cachent parmi vous se pâmeront devant les concerts de Stockholm (Afro Bue Impressions) et du Village Vanguard (The Complete 1961 Village Vanguard Recordings). Il est tout aussi possible que votre pratique effrénée des sports collectifs ne vous ait pas laissé le temps de fréquenter les disquaires. Par souci d'efficacité, vous vous dirigerez vers la boussole du goût, Miles, pour siroter le verre de curaçao sans fond de Shhh/Peaceful (In A Silent Way, Miles Davis, 1969).

Malgré l'évidence de ces choix indiscutables, certains de vos semblables oseront avancer qu'ils ne parviennent à feindre une érection. Car pour ceux-là, seule l'immédiateté compte. Et plutôt que de tenter l'overdose (comme l'archivage de toutes les bandes Blue Note de Rudy Van Gelder), qu'ils savourent au bord de la piscine, les ritournelles cotonneuses de Piero Umiliani (To-Day's Sound, 1972), le Morricone transalpin, à moins que parmi les innombrables pépites rarescopicadelicinematicalspacyretrogrooves, ils ne tombent par chance sur les cordes soyeuses de la suite de Barry Forgie (Mindbender, Stringtronics, 1972).

A l'évidence, ces conseils s'appliquent exclusivement dans un environnement sain. Car le risque est entier. La moindre perturbation anéantira vos efforts. Ce sera le cas lorsqu'un ami, dans un inutile élan de générosité, vous appellera de son Nokia 3310 pour vous faire profiter en direct du grésillement d'un concert pendant dix longues minutes. De même, dans l'hypothèse où, par un matin gris, le doux fumet qui vous réveille vous rappelle que vos voisins pubères ont cru judicieux d'arroser pendant toute la nuit les géraniums de leurs gerbes sonores gorgées de Tequila Red Bull, rien ne vous empêche de prendre votre café-douche au son d'un doux Larks Tongue In Aspic Part I et II (King Crimson, 1973) dans leur face. Ils sauront assurément regretter que vous n'ayez pas osé appeler la veille la préfecture de police Samu inclus, les pignoufs.

Mais avec l'avènement du 2.0, l'ermitage a quelque peu perdu de sa superbe. Ainsi, mis à part les rares génies qui ont la pudeur de s'isoler, le partage est aujourd'hui devenu un modèle, un système, un dogme auquel vous n'échapperez plus.

Malgré l'attention que vous portez à l'application du principe de précaution dans votre vie quotidienne, il se peut que vos mesures de confinement ne suffisent pas à assurer la quiétude de votre dedans.

Alors que vous aviez pourtant tout prévu (les fenêtres murées, le stock de pinot noir pour l'hiver), vous voilà acculé à recevoir un panel non représentatif de vos semblables pour partager un moment de détente, pensiez-vous. Quelque peu désorienté, vous recherchez un soutien sans faille qui saura pallier tout malaise qu'un débat nauséeux provoqué par une indigestion de Parisien pourrait précipiter, par exemple. Vous hésitez entre la recherche du disque idoine ou le lancement mécanique d'une playlist, un poil éclectique pour faire plaisir, mais suffisamment sélective car vous n'êtes pas non plus un paillasson. Quelque soit l'option choisie, vous risquez de vous trouver face aux mêmes situations. Vous y constaterez plusieurs degrés dans l'audace :

- Celle du gentil illuminé, amateur de raccourcis maladroitement fraternels ("Ah t'aimes bien Robert Fripp ? Ecoute donc Stratovarius"), qui trouve tout génial ("J'adore Truffaz").

- Celle du fier arrogant, qui, vaguement mélomane, se sent investi d'une mission évangélique, n'hésitant pas à prendre possession du matériel pour y décréter ce que doit être l'habillage sonore du moment. Ce type de comportement déviant n'est souvent que la conséquence d'un déclin entamé dès le seuil de la porte d'entrée. Un être polyvalent, délicat, à la fois pointu en architecture ("il est dégueulasse ton immeuble, il sert à quoi ton syndic ?"), disposant d'un palais hors pair ("Tiens je t'ai pris du rosé chez Nicolas, il parait que tu t'y connais en pif") et à la sociabilité exacerbée ("Y a pas beaucoup de meufs, dis-moi"). En principe, son attitude n'implique aucune gestion de votre part, car elle assure un rejet instinctif de toute l'assistance.

- Celle du toxicomane béat qui, dans un élan d'enthousiasme incontrôlé, témoin d'une frustration trop longtemps refoulée, monte un orchestre de circonstance. Un groupuscule de normaliens se forme autour de lui. Transportés par l'ivresse d'un stock d'invendus de LIDL, les voilà qui, frappant de leurs cuillères en plastique les angles vermoulus d'un tabouret de déménagement, secouant leurs bracelets paulistes volés aux puces, susurrent péniblement aux goulots de cadavres houblonnés. Un remake du Péril Jeune produit par la veuve de Guy Lux remariée à Léguman. Mais n'est pas membre de Can qui veut. Et rien ne justifie de faire n'importe quoi avec le premier objet qui traîne, bordel. Il faut pondérer ou laisser pisser. Et donc sortir d'ici.

Jimi HENDRIX, la trompette d'or


Que voulez-vous, toutes les villes n'ont malheureusement pas l'équivalent de Moondog à chaque carrefour, ni Keziah Jones dans toutes les rames de métro, heureusement, 'cause Cheapfunk Is A Fact, you know. Peu importe car outdoor, les choix d'écoute sont infinis. Mais attention, les pièges tendus sont innombrables.

Par fainéantise et boulimie mêlées, il apparaît fort probable que votre mp3 Montgallet soit gavé d'un clone hasardeux de votre disque dur. Armé de la sorte, l'immédiate évocation des paysages qui défilent sous vos pieds risque de vous faire vous vautrer dans la plus honteuse des facilités, inconscient de la lourdeur de vos goûts immatures. Béat, vous n'hésiterez pas à faire hurler de votre casque les Turtles (Happy Together via les Mothers pour faire décalé) en sortant de chez vous, sifflant votre salive à la face de vos voisins blêmes, tellement le bonheur d'être heureux vous réjouit. Pendant la traditionnelle trêve hivernale, votre passage annuel au plus petit domaine skiable d'Europe vous imposera vraisemblablement de vous prosterner devant Echoes (Meddle, Pink Floyd, 1971) au sommet de la coulée du grand Bronze. Et comme vous êtes fier d'être lauréat du BAFA, vous organiserez avec les puceaux une séance de spiritisme forestier avec trois cartes de tarot même pas cornées au son de Set The Control For The Heart Of The Sun (A Saucerful Of Secret, Pink Floyd, 1968), je suppose.


Mais rien ne vous empêche, à moins que la perspective de devenir psychopathophobe vous effraie, de préparer un poil vos pérégrinations pédestres, tout de même. Cela vous permettra par exemple de vous réveiller avec Donovan (Sunny Goodge Street, Fairytale, 1965) pour préserver cette once d'inquiétude que le regard avoiné de vos colocataires vous inspire chaque matin. Vous aurez ainsi le loisir de prendre le télésiège en compagnie de Frank Zappa (Don't Eat The Yellow Snow/Nanook Rubs It, Apostrophe/Overnite Sensation, 1973), voire d'hululer au pied des chênes sans gland de Bonifato en compagnie de Leon Thomas (Prince Of Peace, Izipho Zam (My Gifts), Pharoah Sanders, 1973).


Sans doute considérez-vous qu'il est particulièrement captivant d'observer les usagers des transports collectifs, que de relever les manies du badaud fait de vous un sociologue hors pair. Pour autant, et quand bien même une gestion sournoise de la molette du volume de votre lecteur peut à l'occasion vous permettre de vous délecter des échanges misérables de votre compagnon de strapontin, votre voyage ne saurait être magique si vous n'arrosez pas vos pavillons de gelée royale. Par souci de remplissage, nous cloisonnerons l'écoute en deux.

Si votre activité professionnelle, dont je n'ose deviner l'intérêt, vous autorise d'interminables voyages, vous vous concentrerez sur des pièces de longue haleine, qui nécessitent une écoute attentive. Plus encore, vous opterez pour des sons "inédits", afin que plaisir rime avec découverte. Que vos iris ébahis gomment un peu ce vilain épiderme saturé de Propionibacterium. A ce titre, l'intégrale d'Os Mutantes sera privilégiée par tous les amateurs de cachaça qui évoluent dans un environnement ensoleillé. Entre deux capitales, vous opterez pour Steve Reich (City Life, 1995). Pour les liaisons interstellaires, le Grateful Dead sera l'allié incontournable (Grayfolded, 1994). Si votre sens de l'orientation vous le permet, arpentez les dunes de Sahel avec Carlos (Santana, Caravanserai, 1972) ou Gong (Shamal, 1975).


Dans l'hypothèse de déplacements au temps contraint, seul l'instinct vous sauvera. Vous retomberez immanquablement, sans pouvoir vous défendre, sur vos régressions les plus profondes. Une étude du CREDOPIF montre ainsi que si 80% des usagers du métro francilien avouent sans honte hésiter entre JJ Goldman et Michel Hamburger pour accompagner leur huitième correspondance, moins de 2% des usagers qui squattent illégalement les places réservées aux mutilés de guerre biologique préfèrent se coller un bon vieux Get Off Your Ass And Jam (Funkadelic, Let's Take it To The Stage, 1975), si possible pendant les heures de pointe.



EN CHRYSLER ROSE SUR CIELO DRIVE

Highway Chile sans permis

Mais en définitive, ne serait-ce pas dans le doux nid carrossé de votre allemande hybride que tout vous sera permis ? Que ce son qui enveloppe vos pores annihile tout doute ? Car une fois le neiman introduit, aucune critique n'est audible, tant la sensation de plénitude qui vous étreint, miles after miles, justifie toutes les déviances. C'est ici que, dépassé par propre vitesse, vous tenterez de votre index malhabile dans la poussière d'atteindre Can (Connection, Unlimited Edition, 1976), Jimi (Drivin South, Radio One, 1988) ou Peter Green (Bottoms Up, The End Of The Game, 1970). Si jamais, pour d'opaques raisons, Roland Kirk (Pedal Up, Bright Moments, 1973) venait à prendre l'échangeur à contre-sens, n'hésitez pas à enclencher Tensions (Charles Mingus, Blues & Roots, 1960) pour klaxonner  toute menace d'une pervenche zélée.

Bonne lecture.

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