CAN I Dizzy Dizzy I 19 Novembre 1975


Je ne mettais les pieds à la fac qu'à de rares occasions. Jamais le matin, déjà, par principe.

La collectivité ne m'a jamais vraiment apporté la satisfaction escomptée. Une masse indifférente de cheveux partagée grossièrement entre un légitime mais maladroit désir d'émancipation et une panique soudaine de l'a-scolarité. N'oublions pas les forcenés, indignés de l'application occasionnelle d'un règlement intérieur forcément laxiste. Pour éviter que le révolutionnaire qui sommeille en chaque étudiant, mais alors bien profondément, ne se réveille un jour, les plus nerveux d'entre eux ont, chaque année, dans chaque fac, la séduisante idée de se coaliser pour constituer l'improbable "Bureau des Etudiants". Heureusement pour nous, affables zonards indifférents à toute conscience politique prématurée, le BDE a pris l'habitude, grâce à la bienveillance du doyen de service, de disposer du local le plus enclavé, dans un placard dérobé auquel seul Patrick Edlinger peut accéder.

C'est vous dire si c'est le hasard qui m'a traîné dans l'enceinte de la Falmer House, la Maison des Etudiants de l'Université du Sussex, "oeuvre" de Sir Basil Spence.

Fin novembre, à Brighton de surcroît, il cogne pas vraiment, Maurice. La pelouse de givre supporte le poids du velours de mes collègues à nuque longue. La masse chevelue s'entasse pour assister au concert du soir. Les filles sont venues voir Michael le guitariste, comme d'habitude. Moi, je veux coller mes tympans dans la grosse caisse au Jaki. J'attends comme un piquet de grève la sortie du cours de restaurationnisme, espérant croiser mon ami Kenji. C'est Holger, mon prof de musique mathématique, qui avait rencontré Kenji le premier, lors d'une Oktoberfest avec son freund Jaki. Je le cherche mollement, longeant les arcades de béton gris aux briques rouges. Rien. Mon reflet croupi dans le bassin de mégots vite roulés. Toujours aucun signe du scalp de Kenji. Pour contrer le mouvement de foule qui se dessine, j'entreprends la montée des escaliers en béton, scrutant d'un oeil vigilant le sitting derrière les incessantes baies vitrées. Les couloirs sont vides. Comme si l'Armageddon, Kenji. Les lattes du parquet dirigent mes pas qui collent. Pas moyen de trouver une lunette propre. Les briques pour horizon. Les lampes suspendues pour espérer. Retenu par la rampe en bois infini, je commence à oublier Kenji. Et alors que les applaudissements s'estompent, je pousse les portes, celles du hall Mandela ou celles du réfectoire, je ne sais plus trop. Discrètement, je m'appuie sur les lambris qui menaceront bientôt de céder.

Dans la pénombre enfumée, Michael balaie, s'arrête, s'accorde comme s'il voulait reprendre "On the road again". Dans la plus grande cathédrale du monde germanique, le coeur bat à 10 000, delay compris. Jaki est prêt. Irmin était déjà là. Au signal de Jaki, la foule, qui à l'extérieur me paraissait inoffensive, hoche maintenant comme un seul homme. Hypnotisé par LE riff parfait, je ne prête pas attention au cercle qui se forme, lentement, autour de moi. L'assemblée des gentils toxicomanes, devenus d'obscurs adeptes d'une secte au culte oublié, m'entoure désormais. Je n'entends plus les gants MAPA d'Holger. Irmin tente de m'alerter avec son Farfisa aux soufflets liquides. Trop tard. Michael exhorte déjà ses disciples aux yeux vides: "Got to get it up, got to get it over"... Ils m'emmènent auprès des amplis. Possédé, je les suis. Mon pavillon se colle irrésistiblement à l'enceinte. Le germanium saigne. De larges et chaudes giclées inondent le parquet. Les doigts de Michael ne s'arrêtent plus, fondant sur les derniers mutants encore debout.

Le génocide achevé, mes quatre héros regardent en direction de l'issue de secours. Ils devinent dans le seuil la silhouette solaire de Kenji. Les bras pliés devant sa bouche, impassible, la tête penchée, il s'étonne: "on peut savoir pourquoi vous jouez pas plutôt Dead Pigeon Suite ?"

1 commentaire:

  1. Ben moi j'aime bien, c'est kitsch et ridicule... Un peu comme les tenues de Clinton & Collins, ça colle ! Et c'est vrai que c'est un excellent album.

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